Human Rights Watch publie un rapport sur les effets de la politique antiterroriste en Belgique. L’organisation révèle son inquiétude au regard tant des lois en application que des pratiques policières qui en ont résulté et émet nombre de recommandations à destination des autorités belges, des institutions européennes et internationales.
À la suite des attentats terroristes perpétrés depuis 2014 en France(1) et à Bruxelles(2), les deux pays ont mis en place un régime de lois d’exception afin de faire face à la menace terroriste. Côté belge, un grand nombre de nouvelles lois et réglementations ont été promulguées, plus de 1 800 militaires déployés dans les grandes villes, la police belge a procédé à plusieurs centaines de perquisitions, d’arrestations, de contrôles et de fouilles. La première fonction régalienne étant d’assurer la sécurité des citoyens, Human Rights Watch ne remet pas en cause le principe de ces mesures, mais son enquête met au jour d’autres aspects de cet arsenal.
Côté lumière : ces actions ont permis aux autorités de condamner 43 suspects et d’en inculper 72 autres pour des crimes en lien avec le terrorisme.
Côté ombre : des lois rédigées en termes très généraux qui pourraient porter atteinte aux droits fondamentaux (liberté de mouvement, liberté d’expression, respect de la vie privée), des abus policiers (usage excessif de la force, profilage ethnique), des victimes démunies devant l’acharnement, le manque de recours et l’insuffisance (voire l’absence) de réparation ou de compensation.
Le Rapport de Human Rights Watch, disponible en versions française, anglaise et néerlandaise, s’appuie sur une enquête de terrain auprès de 23 personnes alléguant des abus physiques ou des violences verbales , ainsi qu’auprès de 10 proches ou avocats de personnes faisant état d’abus de la part de la police, de militaires en patrouille ou des autorités pénitentiaires. L’organisation a également interrogé plus de 30 activistes nationaux et locaux œuvrant pour la défense des droits humains, des représentants du gouvernement et des législateurs, des « experts sur la sécurité » basés en Belgique, des agents de police et des journalistes. En outre, HRW a examiné des douzaines de clips et de messages postés sur les réseaux sociaux. Les conclusions du Rapport couvrent deux aspects : les textes en vigueur en matière de lutte anti-terrorisme, et leur application par les forces de l’ordre.
S’agissant des textes législatifs et réglementaires, HRW montre qu’au moins 6 instruments « menacent les droits fondamentaux » [les commentaires entre crochets n’émanent pas de HRW et n’engagent que leur auteur, NDLR] :
- Déchéance de nationalité :
La loi du 20 juillet 2016 permettant de déchoir de leur nationalité belge les binationaux naturalisés condamnés à des peines de prison de 5 ans ou plus pour des actes en lien avec une activité terroriste (3), (4) pourrait « laisser penser qu’il existe une couche de citoyens de « seconde zone » qui relèveraient de cette catégorie du fait de leur origine ethnique et de leur religion« . - Déplacement avec intention :
La même loi de juillet 2015 (4) érige en infraction l’acte de quitter le territoire ou d’y entrer avec une « intention terroriste« , sans définir ce terme. Cette ambiguïté, ce flou dans la formulation pourrait selon HRW « limiter le déplacement de personnes sans aucune preuve de leur intention de commettre ou de soutenir des actes armés extrémistes à l’étranger« . - Retenue du passeport ou de la pièce d’identité :
Cette mesure introduite en janvier 2016 habilitant les autorités fédérales à suspendre ou confisquer ces pièces, pour 6 mois au plus, aux citoyens belges suspectés de vouloir aller en Syrie ou dans d’autres zones de conflit pour des raisons liées au terrorisme, n’apporterait pas « la protection importante d’un contrôle judiciaire préalable« . [On pourra se demander au passage si cette sanction administrative n’est pas un révélateur de notre temps : aurait-t-on imaginé à l’époque interdire les déplacements des « brigadistes » anti-franquistes vers l’Espagne ? Tous les Freedom Fighters partant par idéal dans les pays où opèrent aussi ces organisations terroristes doivent-ils être systématiquement estampillés « terroristes » eux aussi ?] - Conservation des données :
La loi du 28 mai 2016 n°2016-05-29/03 relative à la collecte et la conservation des données dans le secteur des communications électroniques (5) oblige les sociétés de télécommunication à fournir au gouvernement, à sa demande, des informations sur leurs clients et permet non seulement au pouvoir judiciaire mais également dans certains cas aux services secrets et aux services de police belges d’accéder aux métadonnées pendant des enquêtes criminelles sans autorisation judiciaire. Elle n’exclut pas les métadonnées des avocats, médecins et journalistes en dépit de la violation potentielle de la confidentialité des clients, patients ou sources. Selon HRW, cette loi « soulève de graves problèmes de protection de la vie privée« . [Si l’on ne doit pas s’en étonner dans le contexte de la surveillance généralisée actuel (NSA américaine, système d’écoutes mis en place par les services anglais, affaire des « fadettes » du journaliste de Le Monde en France etc.), ne doit-on pas voir dans cette disposition les prémisses d’une légalisation du fichage généralisé et du screening des données individuelles ?]. - Détention préventive étendue pour les personnes suspectées de terrorisme :
La loi de lutte contre le terrorisme (4) autorise le juge à ne plus à considérer s’il existe ou non des « sérieuses raisons de craindre » que les accusés commettent de nouvelles infractions ou se soustraient à l’action de la justice pour ordonner la détention préventive d’un suspect. Cette loi selon HRW « pourrait restreindre de façon disproportionnée le droit à la liberté« . - Incitation au terrorisme :
La même loi incrimine le fait de « diffuser » ou de « mettre à disposition du public de toute autre manière un message avec l’intention d’inciter directement ou indirectement à la commission » d’un acte terroriste. Il n’est désormais plus nécessaire qu’un acte ait effectivement été commis par suite du message. Selon HRW, cette « vaste mesure pénalisant l’incitation indirecte au terrorisme pourrait étouffer la liberté d’expression« . - Mise à l’isolement prolongée :
Une directive d’avril 2015 du directeur général de l’administration pénitentiaire, Hans Meurisse, impose de placer tous les détenus suspectés ou reconnus coupables d’actes en lien avec le terrorisme à l’isolement jusqu’à 23 heures par jour [Direction générale des Établissements pénitentiaires, Instructions concernant l’extrémisme, 2 avril 2015, dont HRW possède une copie]. Selon HRW, « Une politique qui place à l’isolement pendant une longue période tous les prisonniers accusés ou reconnus coupables d’infractions liées au terrorisme – 35 détenus au moment de la rédaction de ce rapport – constitue un traitement cruel, inhumain et dégradant et pourrait s’apparenter à de la torture. Dans un cas que Human Rights Watch a documenté, les autorités pénitentiaires ont détenu un prisonnier à l’isolement pendant 10 mois en dépit du fait que ce dernier ait tenté, au bout du troisième mois, de s’ouvrir les veines. Dans un autre cas, les autorités ont gardé un prisonnier à l’isolement pendant huit mois malgré les avertissements des psychiatres désignés par la prison qui signalaient que le détenu « parlait aux murs ».
S’agissant du comportement et des pratiques des forces de l’ordre :
- HRW rapporte « 26 incidents dans le cadre desquels la police fédérale ou locale belge a semblé faire preuve d’un comportement abusif ou discriminant lors d’opérations de lutte antiterroriste. Un usage excessif de la force, et notamment quatre passages à tabac, a apparemment été établi dans dix de ces cas. Dans 25 cas, les personnes alléguant avoir fait l’objet d’abus étaient musulmanes, toutes d’origine maghrébine à l’exception d’une personne. Seul un des suspects a été inculpé pour des infractions terroristes, mais dans un cas d’une erreur d’identité.«
- « Cinq hommes visés dans des descentes de police et l’avocat d’un sixième homme ont décrit une police fédérale défonçant des portes, criant des insultes d’ordre ethnique ou religieux ou les maîtrisant brutalement alors même que ces hommes n’opposaient aucune résistance à leur arrestation. Dans quatre cas, il y a eu des allégations de passages à tabac par des policiers. Selon l’avocat, la police a frappé son client à la tête avec un fusil d’assaut alors qu’il était en train de donner le biberon à son fils de deux ans. L’homme se serait alors évanoui et l’enfant serait tombé contre un mur. Human Rights Watch a examiné le dossier médical de trois de ces cas : tous faisaient état de contusions et autres traumatismes cohérents avec les allégations de coups. Un de ces dossiers faisait état de contusions et de coupures au visage de l’enfant de 2 ans.«
- « Human Rights Watch a interrogé 15 hommes et adolescents qui ont affirmé que la police fédérale ou locale les a insultés, menacés et, dans quatre cas, plaqués contre des voitures ou frappés lors de fouilles antiterroristes réalisées après les attaques de Paris et de Bruxelles.«
- « Un jeune de 16 ans a expliqué qu’il avait été embarqué par la police et détenu pendant six heures peu de temps après les attaques de Paris simplement parce qu’il courait dans la rue. Il a déclaré qu’il courait parce qu’il était en retard à un rendez-vous avec un membre de sa famille.«
- « De nombreux individus ciblés ont indiqué que le comportement abusif les avait traumatisés, certains au point de devoir consulter un psychologue. Certains ont expliqué que leur employeur les avait renvoyés après avoir appris que leur domicile avait été perquisitionné ou qu’ils avaient été détenus, même s’ils n’avaient fait l’objet d’aucune inculpation. Dans trois cas où de jeunes enfants étaient présents lors des perquisitions, les parents ou les avocats ont déclaré que ces enfants ont montré des signes de détresse pendant des mois ; ils faisaient notamment des cauchemars ou étaient pris de panique dès qu’ils voyaient la police ou entendaient du bruit à la porte.«
- « La loi belge permet à des individus de demander réparation pour des dommages matériels disproportionnés causés lors de perquisitions, même si les actions de la police ont été exécutées en toute légalité. Dans les cas sur lesquels Human Rights Watch a enquêté, la réparation varie grandement d’un cas à l’autre, et intervient souvent longtemps après les faits ou s’avère être insuffisante.«
ObsPol remercie Human Rights Watch pour leur travail indispensable en ces temps d’exception (pour combien de temps encore ?) :
- Indispensable, il l’est parce qu’en dépit des échos de plus en plus nombreux nombreux remontant des acteurs de terrain et des populations des quartiers visés, peu voire pas de statistiques viennent éclairer la part d’ombre que nous évoquions au début de cet article, contrairement à ce qui se passe en France, où l’état d’urgence, de prorogations en prorogations, très décrié par la société civile, fait l’objet de plusieurs rapports des institutions de contrôle;
- Indispensable, il l’est également pour rappeler tant au gouvernement et au Parlement qu’aux instances internationales, par le biais des recommandations mises en avant par HRW, que la lutte contre le terrorisme est indissociable de son corollaire : le contrôle des forces de l’ordre par une autorité indépendante (est-il besoin de rappeler ici que le Comité P ne saurait être qualifié d’organe indépendant de la police ?);
- Indispensable, encore pour les victimes des comportements abusifs de la police, que ce soit dans le cadre d’interventions antiterroristes avérées ou d’opérations courantes de police dont les dérives sont parfois couvertes a posteriori par la permissivité de la légisaltion anti-terroriste, qui trouvent dans ce rapport une possibilité de parole et de témoignage non vouée à l’oubli, réparation certes insuffisante mais sûrement pas inutile;
- Indispensable, enfin pour que la banalisation de ce régime d’exception dans notre vie de tous les jours n’autorise pas un effet de cliquet, qui rende acceptable plus facilement que le précédent chacun des grignotages successifs de nos libertés par la loi ou les pratiques policières : la sécurité est une nécessité, mais ne saurait justifier aucun débordement laissé impuni.
Il faut toutefois toucher un mot du point faible de cet outil : la relativité de sa base statistique, une faiblesse en grande partie inhérente à la thématique elle-même : difficulté de connaître et/ou de contacter les victimes, méfiance de celles-ci par crainte de mesures de rétorsion éventuelles, et de leurs conseils, surtout lorsqu’une procédure judiciaire est en cours. Un obstacle qu’ObsPol connaît bien dans son travail de collecte des témoignages de violences policières.
Un autre aspect manque à cette étude : les conséquences sur la population des sans-papiers de ces opérations de police, et notamment le recensement et le fichage policier effectué par le biais de visites en porte-à porte de tous les habitants de rues entières, à l’occasion duquel nombre de « undocumented immigrants » (personne n’est illégal, rappelons-le encore une fois) sont raflés et envoyés en centre fermé en attendant leur expulsion du territoire, période pendant laquelle ils bénéficient d’un véritable régime de faveur de la part de leur geôliers…
Les échos du terrain tendent à montrer qu’au-delà des épisodes liés aux actions antiterroristes s’installe dans les quartiers un ras-le-bol plus général en relation avec le profilage ethnique, la multiplication de ces contrôles d’identité au faciès, le racisme latent qui parfois s’exprime ouvertement lors de ces contrôles, le fossé créé entre la population et les forces de l’ordre dans la vie quotidienne (que l’on songe seulement à l’équipement standard actuel de protection des forces de l’ordre, souvent sous la pression des syndicats de police : rassurant de voir ce que l’on inspire aux policiers de son quartier, non ?), le sentiment d’impunité que génère l’absence ou l’insuffisance de sanction des personnels qui trahissent la déontologie policière.
Il faut souligner également la démesure de certaines opérations de police, comme par exemple celle du 18 septembre dernier (voir notre article ci-dessous) ou l’éviction du collectif La Voix des Sans-Papiers des locaux qu’il occupait à Molenbeek : près de 200 policiers, des dizaines de combis, un hélicoptère, des agents masqués, des fenêtres brisées et des portes défoncées (et des portes-parole arrêtés et envoyés en centres fermés bien loin de Bruxelles…). Etait-ce bien nécessaire ? S’agissait-il d’un raid anti-terroriste justifiant de tels moyens, ou bien simplement d’une banale expulsion d’une occupation par des sans-papiers comme la police de Bruxelles en a connu des dizaines ?
Ceci nous conduit à ajouter une autre recommandation à la liste de Human Rights Watch : recommander au gouvernement de choisir la transparence et de publier au plus vite l’ensemble des procédures internes mises en place entre les Ministère de l’Intérieur et de la Justice d’une part, et les services de police d’autre part, permettant aux autorités de recenser celles des opérations de police qui sont menées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, puis, tant que durera le régime d’exception, de publier régulièrement les chiffres et statistiques correspondantes.
À noter que la Ligue des droits de l’Homme devrait publier prochainement un rapport sur le profilage ethnique. ObsPol s’associe aux recommandations de Human Rights Watch. ObsPol apportera sa pierre à l’édifice grâce à vos témoignages sur notre site et à un nouveau formulaire de témoignage anonyme qui sera mis en ligne prochainement et qui recensera les contrôles d’identité à répétition.