En France, l’interpellation du jeune Théo dans la banlieue d’Aulnay-sous-Bois fait resurgir des démons enfouis. Victime de coups et d’insultes racistes, le jeune homme de 22 ans a également été violé par l’un des quatre policiers. Cette affaire chamboule la société française. Mais penser que ce problème ne touche pas la Belgique serait une erreur. La police de notre plat pays ne serait pas toute blanche en ce qui concerne violences policières et délits de faciès.
« Le 27 janvier dernier à Molenbeek, mon petit frère Younes et l’un de ses amis étaient en train de faire un tour quand ils se sont faits interpeller par la Police. Pendant ce contrôle, les policiers frappent son ami. Mon frère n’avait pas sa carte d’identité. Le policier commençant à être violent, Younes a pris peur et s’est enfui.
Une fois rattrapé et maîtrisé, mon petit frère s’est également fait frapper alors qu’il était à terre et qu’il ne pouvait pas bouger. Lors de son arrestation, les policiers ont cherché à se mettre dans des angles morts, là où il n’y avait pas de caméras. À un moment donné, mon petit frère ne sentait même plus les coups. »
Dans la voiture, le policier lui a demandé ceci : « Tu me connais ? Ah tu ne me connais pas encore ». Après que l’un de ses collègues ait rajouté « Montre un avant-goût », le policier en question l’a à nouveau frappé. Son tympan s’est percé.
Au commissariat, ils n’ont pas hésité à se moquer de lui et de ses parties intimes après lui avoir demandé de se déshabiller. Ce témoignage nous laisse un air de déjà-vu. Les propos ci-dessus, nous les avons recueillis auprès de Lamia, grande sœur de Younes. Suite à ces événements, la famille a décidé de porter plainte. Ce cas-ci ne serait cependant pas isolé, encore moins dans la commune.
L’affaire Moad : un cas susceptible de changer les choses
Molenbeek, janvier 2013. Une affaire fait grand bruit. Il s’agit de l’histoire du jeune Moad. A l’époque, alors âgé de 14 ans, ce dernier se fait arrêter par la Police à quelques rues de chez lui. Aïcha, sa maman, n’a rien oublié. Elle se confie. Dans un bar proche de l’endroit où son fils a été tabassé.
« Ça s’est passé un vendredi vers 18h. Moad s’est fait arrêter alors qu’il trottinait dans la rue pour aller rechercher son sac de sport à la maison. La Police estimait que Moad avait commis ou qu’il allait commettre un fait sur un Night Shop qui se situe non loin de chez nous. Mais ce commerce-là connaît déjà très bien mon fils parce que c’est à lui qu’ils font appel quand ils ont une panne d’ordinateur. Au procès, les policiers disaient qu’ils l’avaient maîtrisé contre un mur. Mais non, c’est au sol qu’ils l’ont fait, et l’un d’eux écrasait la tête de Moad avec sa botte. Une policière était assise sur ses fesses pour le menotter. Un autre lui donnait des coups de matraque… Enfin voilà, ils se défoulaient, ils y allaient gaiement !»
La maman raconte l’auscultation de son fils après les faits :
« Le médecin a constaté qu’il y avait des coups de matraque. Mon fils était aussi marqué au niveau des poignets. Mais ce n’était pas considéré comme des preuves suffisantes. En plus, il n’y avait pas de caméras pour filmer la scène car il n’y en a pas dans le quartier, c’est très calme. Il n’y a jamais eu de soucis dans ce coin-là. »
Pour Aïcha, un seul élément leur a encore permis de croire.
« Au commissariat, il est aussi tombé dans les escaliers. On l’a ramassé comme un sac- poubelle, étant donné qu’il était menotté de l’arrière. J’avais demandé à visionner les images des caméras de l’intérieur du commissariat au moment où mon fils tombe et quand on a cogné sa tête sur la porte pour essayer d’entrer. Il y avait une caméra à la porte et comme par hasard, il y a eu un saut d’horloge pendant onze minutes. La seule preuve qui a pu nous servir, c’est le fait que la botte du policier était bien marquée sur la tête de Moad. Quatre heures se sont quand même écoulées entre le moment où mon fils s’est fait arrêter et le moment où le médecin l’a observé. Même après tout ce temps, la botte était toujours marquée et Moad avait toujours une bosse derrière l’oreille ».
« Réduire les dérives s’il y en a »
Même au sein des hautes instances de la police, le problème du délit de faciès n’est pas ignoré et des pistes voient le jour. Frédéric Dauphin, chef de corps de la zone de police Bruxelles-Nord, avoue avoir déjà dû faire face à ce genre de problème.
« Les policiers avec lesquels j’ai le plus de soucis sont ceux qui maîtrisent le moins bien les techniques d’intervention. Ce sont des gens qui en général évitent d’aller à ces cours où on les forme à ça ». Selon lui, la manière dont ils sont briefés serait très importante. « Le policier reçoit un briefing avant de partir en patrouille. On lui donne des indications sur les problèmes et les phénomènes de criminalité qu’il pourrait rencontrer sur son chemin pendant la journée. C’est peut-être déjà là qu’on induit tel ou tel comportement. Il pourrait se dire qu’il faut contrôler tous les jeunes qui correspondent à ce qu’on lui a dit plus tôt. En travaillant sur le briefing, on peut déjà améliorer les choses ».
Concernant la mixité de sa zone de police, le chef de corps met en avant la proximité de ses hommes même si « ce n’est pas pour ça que les problèmes de contrôle et de profilage n’existent pas. Les policiers transposent dans leurs activités communes des valeurs culturelles qui leur sont apprises ». Au final, peu de plaintes sont enregistrées. « On peut s’en réjouir et se dire que le phénomène est marginal, mais on peut aussi se demander si les personnes victimes des violences policières connaissent les services de contrôle et si ces services font bien leur travail ».
Cette année, avec l’UNIA et l’INCC, une enquête sur l’activité opérationnelle de contrôle sur le terrain est menée. « On va voir dans quelle mesure on peut objectiver la situation, pour réduire les dérives s’il y en a. On est en tout cas dans une démarche scientifique avec des gens extérieurs au corps de police, avec des enquêteurs qu’on ne choisira pas. Le corps de police est ouvert à s’interroger sur ses pratiques ».
Liège : Un exemple à suivre ?
Dans la Cité Ardente, au poste de police situé rue Natalis, nous rencontrons la Commissaire Lengler. Selon elle, le motif de la couleur ou de l’origine ethnique seraient des excuses qui ressortent très souvent lorsqu’ils procèdent à une arrestation. « Dans neuf cas sur dix, ça sera toujours la même parole : « On ne veut pas de moi car je suis noir, arabe…»
C’est toujours cela qu’on entend. Ils n’ont jamais rien fait et ont toujours été gentils. Si on est refoulé, il y a toujours un motif. Les policiers ne vont jamais s’amuser à faire ça pour le plaisir. La charge de travail est déjà trop importante pour chercher la petite bête là où il n’y a pas lieu. À partir du moment où on va chercher quelqu’un, c’est parce qu’il y a trouble à l’ordre public ».
En 2015, 81 dossiers administratifs sur 101 sont classés sans suite et n’ont même pas été jusque devant le Comité P. La même année, 58 des 94 plaintes. à charge de policiers liégeois au niveau judiciaire sont également classées sans suite. Une seule condamnation a été retenue et 58 classées sans suite. Pour le reste, cela est en cours, attendant de passer devant le tribunal.
Alerte aux statistiques !
De 2009 à 2014, les plaintes enregistrées concernant des faits de racisme n’ont jamais dépassé les 2% du nombre total de dossiers enregistrés. L’année précédente, le pourcentage était même de zéro. Mais ces statistiques reflètent-elles vraiment la réalité ?
Non. C’est d’ailleurs ce que nous explique Geneviève Parfait, de l’Observatoire des violences policières en Belgique, les statistiques ne correspondent pas forcément à la réalité. « A l’ObsPol, nous avons une vision du terrain qui diffère des statistiques pures car nous recevons bien plus d’informations. Par exemple, les chiffres du Comité P ne précisent pas s’il s’agit nécessairement de plaintes avec connotation raciste. Leurs chiffres ne concernent que les gens qui sont allés jusqu’à porter plainte ».
En général, il est très difficile de prouver qu’une personne a été contrôlée en raison de sa couleur de peau. Le manque de preuves ou l’absence de témoins font partie des raisons qui reviennent souvent et qui conduisent presque toujours à classer l’affaire sans suite.
Nicha Mbuli, juriste au MRAX, partage ce sentiment. « Le Comité P attend de la victime un récit sans fautes, avec beaucoup de précisions. Mais comment peut-on relever son nom, son grade ou encore l’immatriculation de sa voiture quand on est en train de se faire tabasser ? C’est impossible ! On ne pense pas à tout ça… ».
« Sans témoins, ça sera toujours la parole de l’un contre celle de l’autre », explique la criminologue Chaïma El Yahiaoui. Elle poursuit. « Généralement, l’individu peut invoquer le critère de l’origine quand il a été victime de coups et blessures pour dire que c’est dû à son faciès qu’il a été contrôlé. Mais sans cela quelle preuve pourrait-il apporter ? ». En effet, les personnes victimes de profilage ethnique ne vont pas toujours jusqu’à déposer plainte. Une réalité dont les chiffres ne tiennent pas compte comme nous l’explique Chaïma El Yahiaoui :
« Généralement, les gens ne sont pas vraiment au courant des structures vers lesquelles ils peuvent se tourner pour déposer plainte. Beaucoup critiquent aussi le fait qu’il n’y ait pas de structures indépendantes. Par exemple, le Comité P se dit indépendant mais il ne l’est pas totalement, ça reste une structure interne de la Police. Il y en a d’autres qui ont plein d’idées farfelues. Certains croient qu’il faut d’abord disposer d’un nombre minimum de témoins. Il y a également la peur des représailles ainsi que penser que de déposer plainte ne servirait à rien ».
« On va te mettre dans une cage sale nègre ! »
À Liège, nous faisons la connaissance d’une jeune fille noire de 22 ans. Nous lui attribuons « Angela » comme nom d’emprunt. Tout comme Moad ou Younes, cette dernière a connu une mésaventure avec la police.
« C’était il y a environ trois ans dans un magasin Kruidvat. J’étais avec ma petite sœur. Là-bas, la vendeuse nous a toutes les deux accusées à tort d’avoir volé des produits du commerce. Au moment où la police est arrivée, on m’a demandé mes papiers d’identité. Je ne les avais pas et c’est mon seul tort dans l’histoire. Je leur ai répondu que j’avais mon abonnement de bus, ce qui constituait quand même une preuve de mon identité. Ce n’était pas suffisant.
Le policier n’a rien voulu savoir et a voulu m’embarquer de force. J’ai refusé et du coup, il a voulu me menotter. J’ai essayé de me débattre mais en faisant cela, il me faisait mal, j’ai eu des séquelles. Une fois menottée, ils en ont profité pour me mettre des coups. À un moment donné, j’ai cru qu’ils voulaient m’étouffer car j’étais à terre et l’un des policiers avait tout son poids sur moi ».
Pour Maître Lurquin, l’avocat qui avait défendu Moad et qui représente actuellement Younes, la police ne peut pas jouer avec le monopole de la force. « D’une part, il existe une violence institutionnelle qui est légitime de la part de la police. Il faut aussi pouvoir l’expliquer aux jeunes. Mais cette violence, on ne peut pas jouer avec quand on en détient le monopole. Elle doit être proportionnelle au danger que la personne pourrait représenter. Vous savez, on dit toujours que pour tout jeune qui commet un délit, il faut une sanction. Mais quand le délit est au contraire commis par le policier et qu’il reste impuni, ça fait en sorte que l’on fragilise le jeune aussi et il peut avoir une conception de la police qui n’est sûrement pas favorable pour le vivre-ensemble dans la société ». Maître Lurquin nous parle également des difficultés rencontrées dans ce genre de cas.
« Il faut savoir si ce que le jeune nous raconte est vrai avant de commencer car si ça va au tribunal, il y a une instruction complète qui est réalisée, tout est vérifié. On a donc une première discussion très serrée avec la personne car si on se trompe, c’est la catastrophe. Ce qu’il se passe aussi maintenant, c’est le fait qu’il y a une contre-procédure. Dans le cas de Moad, les policiers qui ont été acquittés ont demandé des indemnités de procédure qui avoisinaient 9000 euros au total. Pour les avocats, ce sont des dossiers où on est un peu seul contre tous ».
Dans ce genre de cas, les plaignants obtiennent rarement gain de cause. Et quand bien même ils obtiennent réparation, les peines infligées aux policiers incriminés seraient souvent légères, voir dérisoires. Ce que nous raconte Angela concernant son arrestation laisse sans voix. « En m’embarquant dans l’un des combis, l’inspecteur m’a dit « On va te mettre dans une cage sale nègre ! Rentre dans le combi sale noire ! ». Ses collègues rigolaient, on aurait dit qu’ils approuvaient complètement ses propos ». À l’heure qu’il est, l’inspecteur serait toujours en fonction.
Vous avez dit rébellion ?
Lors de nos diverses entrevues, une notion s’est distinguée du reste : rébellion. L’avocat de Moad et Younes nous explique qu’il arrive généralement que les policiers se retournent contre les personnes qui ont porté plainte contre eux en disant qu’il y a eu rébellion. Ce terme apparaîtrait de manière récurrente comme lors de notre rencontre avec Maître Sandra Berbuto, spécialisée en matière des Droits de l’Homme.
« À chaque fois que j’ai défendu une personne s’étant faite frappée par la police, nous nous sommes faits condamner pour rébellion. Les policiers se font taper sur les doigts mais c’est excessivement rare », regrette-t-elle.
Le récépissé : la piste à privilégier
Les chiffres officiels de la Police concernant le profilage ethnique peuvent être faussés. Pour remédier à cette lacune, une solution déjà présente en Grande-Bretagne pourrait venir donner des éléments de réponse. Pour Geneviève Parfait, l’adoption d’un récépissé serait nécessaire.
« C’est comme quand tu as un PV sur ta voiture : le policier te dit à quel article de loi tu as contrevenu. Là, ce serait la même chose. On devrait dire à la personne pourquoi elle a été contrôlée. Comme ça, on sait qui a contrôlé, à quelle heure, quel est le matricule du policier, … Et à l’inverse, le ou les policiers devraient aussi à chaque fois se justifier ».
Selon Chaïma, « la délivrance d’un récépissé nous permettrait surtout d’avoir des chiffres car c’est un vrai problème en Belgique. A chaque fois qu’on veut traiter de cette question, c’est le premier frein auquel on fait face puisqu’on n’a pas de données chiffrées ». La criminologue pense aussi que cette procédure pourrait endiguer le nombre de ces contrôles. « Il faut dire que dans la sociologie policière, l’aspect administratif n’est pas ce qui est le plus apprécié. Donc, le fait de devoir remplir un papier, cela va déjà les dissuader de contrôler des gens à tout bout de champ ».